Individu et communauté

Pour le centième anniversaire de la mort de cet immense écrivain, confronté aux tracas de toute communauté humaine (sa famille, son peuple, son pays, son époque), et pour la rumeur (fondée ?) selon laquelle la jeunesse se mettrait à lire Kafka (Lettre au père, La métamorphose, peut-être les trois romans inachevés).

« L’étroitesse de la conscience est une exigence sociale. Toutes les vertus sont individuelles, tous les vices sociaux. Ce qu’on tient pour vertu sociale, disons l’amour, le désintéressement, l’équité, l’abnégation, ne sont que des vices sociaux « prodigieusement » affaiblis. » Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, Éditions Rivages, 2001, Paralipomènes, pp. 95-96.

(Ce n’est pas parce que je cite ce texte que je suis entièrement d’accord avec ce qu’il contient)

PRÉSENTATION GÉNÉRALE DU THÈME ET DES OEUVRES AU PROGRAMME DES CPGE pour l’année scolaire 2024-2025.

Comme l’an dernier, je vais étudier librement, de façon personnelle et peu scolaire (ce qui ne veut pas dire que ce soit inefficace), le programme qui suit.

J’ajouterai, au gré du temps que je voudrai bien y consacrer, des articles sur Spinoza, Wharton, Eschyle (sûrement dans cet ordre), mais aussi sur Max Stirner (pour L’unique et sa propriété), sur Louis Dumont (pour ses Essais sur l’individualisme), sur Georg Simmel (sur l’article L’individualisme moderne, dans Philosophie de la modernité), sur Vincent Descombes, Cornélius Castoriadis, etc.

Je fais cela par plaisir car je suis désormais à la retraite, même si je dois consacrer aussi du temps à une prochaine publication d’un petit roman (peut-être suivi par d’autres) au printemps 2025.

Bonne lecture.

Le thème de l’année 2024-2025 des CPGE scientifiques est : « individu et communauté » 

Les œuvres au programme sont (les éditeurs sont un choix des professeurs de mon lycée) :
1. Les Suppliantes et Les Sept contre Thèbes (ESCHYLE) dans Tragédies complètes, Traduction de Paul Mazon (FOLIO), édition avec bandeau « spécial prépa ».

2. Traité théologico-politique, Préface et chapitres XVI à XX (SPINOZA) – Traduction de Charles Appuhn (GF), édition avec bandeau « spécial prépas »

3. Le Temps de l’innocence (Edith WHARTON) – Traduction de Madeleine Taillandier (GF), édition avec bandeau, « spécial prépa ».

Pour les études des oeuvres et du thème, je conseille vivement l’édition ATLANDE à venir : je connais une personne qui a travaillé sur un des auteurs. Elle est très compétente et possède un esprit aussi libre que vif et plein d’humour.

Pour un premier aperçu très rapide et superficiel des oeuvres :

Les suppliantes

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Suppliantes_(Eschyle)

Les sept contre Thèbes

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Sept_contre_Thèbes

Traité théologico-politique

https://fr.wikipedia.org/wiki/Traité_théologico-politique

Le temps de l’innocence

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Temps_de_l%27innocence_(roman)

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Présentation personnelle du thème « individu et communauté »

Voici une citation qui, me semble-t-il, introduit tout à fait à ce thème en énonçant une contradiction indépassable, comme toutes les contradictions inhérentes à la vie humaine :  » On ne peut rien faire sans les autres. On ne peut rien faire avec les autres. »  (GEORGES PERROS, poète français du 20e siècle, tiré de son journal à la date du 01/7/1960)

A. Analyse des mots principaux

Individu :

de individuum, « indivisible ».

Synonymes : personne, échantillon, exemplaire, spécimen, unité ; en philosophique : « Unique » (chez Stirner, auquel je consacrerai un article détaillé), singularité ; dans un registre plus familier : phénomène, personnage — ces deux appellations prises au sens de « drôle d’oiseau » ; dans le domaine de la sociologie : « unité dont se composent les sociétés » humaines (et aussi non humaines, par exemple pour Spinoza qui place dans la nature infinie et éternelle tous les êtres singuliers). Antonymes : colonie, collectivité, corps, foule, masse (je parlerai du livre Masse et puissance d’Elias Canetti), peuple, population.

Citations en rapport avec « individu » :

1. « Le corps nous apparaît comme  une gigantesque association  de diverses races cellulaires dont chacune se compose de milliards  d’individus. Et cependant, ces foules immenses se comportent comme un être essentiellement un. » Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu (1935, prix Nobel de médecine en 1912 pour ses recherches sur le coeur, a été proche du gouvernement de Vichy, avait des idées eugénistes) On trouve déjà cette inquiétante analogie — inquiétante parce que le « corps social » n’est qu’un des innombrables exemples de ce que Jacques Bouveresse appelle le « vertige de l’analogie » — chez Platon, Nietzsche, Bergson et bien d’autres penseurs.

2. « …le haschisch, comme toutes les joies solitaires, rend l’individu inutile aux hommes et la société superflue pour l’individu… » Baudelaire, Paradis artificiels, Poème du haschisch.  Les drogues coupent les ponts entre l’individu et la société, comme tout idéal dans lequel on se réfugie, seul ou avec d’autres, dans une secte, un groupuscule.

3. Une autre citation, ironique, complète cette idée de fossé entre individu et société : « L’herbe élargit la conscience des cerveaux ratatinés. Tu en as besoin parce que tu es un crétin. » John Fante à son fils, dans Mon chien stupide, p. 89)

4. « Pour l’esprit positif, l’homme proprement dit n’existe pas. Il ne peut exister que l’Humanité. Si l’idée de société semble encore une abstraction de notre intelligence, c’est surtout en vertu de l’ancien régime philosophique ; car, à vrai dire, c’est à l’idée d’individu qu’appartient un tel caractère, du moins chez notre espèce. » Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif (1844, comme les Manuscrits de 1844 de Marx). Comme Hegel — le Comte allemand ; mais on dit plutôt que Comte, venu après Hegel, a été le Hegel français — Comte pense que les individus, et même les peuples, sont abandonnés l’un après l’autre au profit de la réalisation des visées de l’humanité à travers l’histoire. Adorno, dans Trois études sur Hegel, a critiqué cette négation de l’individu comme une anticipation et une préparation au totalitarisme du 20e, ce qui paraît quelque peu excessif et anachronique. On a fait de même avec Platon et son utopie de société idéale.

5. « la société n’est qu’une organisation d’individus, qu’elle est, comme Spencer l’avait dit jadis, ce que la font les individus qui la composent, mais il est vrai aussi que ces individus qui créent la société sont créés, pétris, sculptés par elle. Il n’est rien dans l’individu qui ne soit social, si ce n’est l’individu en tant que synthèse unique au monde, irréductible à toute autre… » Frédéric Paulhan (1856-1931 — père de Jean Paulhan — défenseur, dit-on, d’un matérialisme dialectique, (donc communiste ?) car je n’ai rien lu de lui). C’est la fin du passage qui est intéressante : l’individu « résiste » à son engloutissement dans la société d’où il tire cependant tout ce qui le constitue, en réorganisant cet héritage de façon plus ou moins singulière et unique.

6. « Je crois que nous venons de traverser une période au cours de laquelle on a laissé de trop nombreux enfants, de trop nombreuses personnes se dire : « Je rencontre une difficulté, c’est au gouvernement de faire le nécessaire ! », « Je rencontre une difficulté, je vais aller réclamer une subvention pour m’en sortir ! », « Je vis dans la rue, c’est au gouvernement de me trouver un logement ! » Et donc, ces personnes en viennent à reporter leurs problèmes sur la société. Mais la société, c’est qui ? Ça n’existe pas ! Il y a des hommes et des femmes, il y a des familles, et aucun gouvernement ne peut faire quoi que ce soit, si ce n’est à travers les gens. Mais les gens s’occupent d’eux-mêmes avant tout. (…) Les gens pensent trop à leurs droits sans réfléchir à leurs obligations. » Margaret Tatcher (entretien du 31/10/1987 dans le magazine britannique Woman’s Own). Elle défendait donc, peut-être sans le savoir, un nominalisme en sociologie, qui lui faisait nier ce que Louis Dumont appelle des « individus collectifs » : les français, les musulmans, les juifs, etc. J’écrirai un article sur Louis Dumont, en particulier sur ses Essais sur l’individualisme.

Il y a dans le propos de Tatcher une contradiction flagrante entre « Mais la société, c’est qui ? Ça n’existe pas ! » et « Les gens pensent trop à leurs droits sans réfléchir à leurs obligations ». D’où viennent les droits et les obligations, sinon de la société ? Pas seulement d’un autre individu, car ce serait alors la guerre de chacun contre chacun, et la police et l’État ne pourraient exister, et il n’y aurait plus aucune obligation. Il est impossible de dissocier l’individu de la société, et la société des individus, même dans les sociétés holistes (voir ce mot ci-dessous).

7. « Il est certain que de supprimer les droits de l’individu rend un État beaucoup plus fort. » Julien Benda, La trahison des clercs, préface de 1946. Évidence qu’il est bon de rappeler : Benda a été un intellectuel engagé pour Dreyfus et contre les pensées totalitaires et contre l’engagement des intellectuels en politique au nom de valeurs variées qui détruisent toute objectivité. Il peut être considéré comme un défenseur des droits de l’individu à penser librement, sans se soumettre à une chapelle. Wittgenstein a écrit à propos du philosophe qu’il n’est pas citoyen d’une paroisse de la pensée.

8. «…souhait contradictoire et déchirant d’un ordre social rigoureux qui conserve pourtant la dignité de l’individu… Sartre, Situations, I. J’ignore s’il faisait référence au stalinisme (je ne sais pas) ou au christianisme. Toujours est-il que Sartre énonce ici une autre évidence : la dignité de l’individu (je préfèrerais dire de la personne) exige un ordre social « souple », à la morale « tolérante » (je laisse chacun méditer sur ces adjectifs).

9. « La révolte, bien qu’elle naisse dans ce que l’homme a de plus strictement individuel, met en cause la notion même d’individu. Si l’individu accepte de mourir dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. » Camus, L’homme révolté (1951) Pour Camus, l’idée de révolte n’est pas une idée qui naît dans la tête d’un véritable individu (au sens de Duns Scot ou de Stirner et de l’individualisme possessif), mais est reliée à l’idée de morale (Sartre a écrit un livre d’entretiens intitulé On a raison de se révolter, où il défend l’idée que révolte et morale marchent ensemble).

Citations en rapport avec communauté :

10. «  Les hommes sentent dans leur coeur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances.» Fustel de Coulanges, historien, Questions contemporaines, 1916. On a tendance à oublier ce « plébiscite de tous les jours » (Renan) qu’est un peuple, une nation (les natifs d’un certain lieu de la planète). Un peuple existe par des manières de vivre, de penser, de faire, d’agir, par une culture, une langue, une histoire, une religion. Mais on a peu à peu remplacé le mot peuple (qui pose des problèmes depuis la montée des nationalismes de la fin du 19e et du 20e siècles par population, masse, foule (troupeau ?).

11. «… l’équipage, c’est-à-dire quelques centaines d’hommes que le hasard a rassemblés, dont les noms sont tout à coup devenus des numéros, et dont les personnalités s’absorbent dans les fonctions remplies. Chez ces jeunes et ces simples, qui vivent là isolés du reste du monde, l’être individuel s’annihile, autant que dans les communautés religieuses ; les préoccupations de la vie quotidienne se réduisent pour eux à se demander si l’exercice de manœuvre a marché vite, si le loch a été filé à l’heure, si le ris de chasse a été bien pris le soir. Chacun, dans ce tout si minutieusement combiné, se borne à jouer son rôle spécial et toujours pareil ; il est le générateur de force physique qu’il faut à tel ou tel point précis, le ressort vivant qui raidit telle corde et jamais telle autre ; il est aussi la main qui chaque jour, à l’instant fixé, nettoie et fait reluire telle poulie de bois ou telle boucle de fer ; il accomplit automatiquement la série d’actes que d’autres avant lui — des inconnus qui portaient le même numéro — accomplissaient aux mêmes moments et aux mêmes places. Et dans cette abnégation absolue de leur libre arbitre, la vie saine et fortifiante qu’ils mènent leur épaissit les muscles, leur donne la gaieté de surface et le bon rire… » Pierre Loti, Matelot, XXII, p. 83, 1892. Joli roman qui raconte la vie d’un gamin qui devient mousse, puis matelot… Ce passage met en valeur ce qu’est une communauté particulière (« on parle de « communauté de destin » depuis 1907, et surtout depuis 2012), celle des marins sur un grand voilier, séparés de la société des terriens par la mer, leur capitaine remplaçant l’État (et Dieu ?).

B. Autres notions, par extension analogique

Personne :

12. « Devenir une personne, c’est entrer dans la dernière des solitudes. » Duns Scot (14e) Très belle phrase à rapprocher de cette citation de l’écrivain Jacques Chardonne (écrivain du terroir charentais, apprécié par François Mitterrand, charentais lui aussi) : « Pour faire un individu, il faut une solitude. » Cette citation se trouve dans L’amour du prochain (1932). Ici, individu doit être entendu comme personne : mot qui renvoie au chant IX de L’odyssée d’Homère : les cyclopes font prisonniers Ulysse et ses marins. Après s’être échappés, Ulysse crève l’oeil unique du cyclope et lui dit s’appeler Outis, qui signifie « personne » en grec : Polyphème raconte ensuite à ses compagnons avoir été blessé par personne, ce qui le fait passer pour fou auprès d’eux. Une personne est un être insaisissable, voire innommable (comme tout être singulier : Clément Rosset a développé cette idée dans L’objet singulier, publié en 1979), aucune étiquette ne peut lui être attribuée (homme, femme, blanc, noir, juif, chrétien : il rejette toute identité collective, et disparaît derrière la mystérieuse identité individuelle : « je suis moi » (dont Hegel se moque, à tort selon moi : « ich bin ich, ce qui est appelé « tautologie sans mouvement » dans la Phénoménologie de l’Esprit, 1807).

Citoyen :

Dans le monde moderne, toute personne considérée comme personne civique, particulièrement des nationaux d’un pays qui vit en république. Se dit « citoyen du monde » celui qui étend l’idée de patrie à l’humanité tout entière (kosmopolitès en grec).

13. « On reconnaissait le citoyen à ce qu’il avait part au culte de la cité, et c’était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et politiques. » Fustel de Coulanges, La cité antique. Aujourd’hui, ce sens extrêmement inclusif (holiste, cf. ce mot ci-dessous) du citoyen dans la cité est perdu. Chacun de nous est un Bardamu (héros, plutôt anti-héros, du roman de Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932), un « homme sans qualités » (titre du roman inachevé de Robert Musil, L’homme sans qualités (1930 et 1932 pour les deux premières parties), un salarié ou un chômeur, un « téléspectateur-consommateur » dit Castoriadis, mais plus un citoyen, au sens grec du moins. 

morale :

Sur le plan de la morale, on retrouve la tension entre individu et communauté : si la morale est un fait collectif (du latin moralis, règles, préceptes, obligations, interdictions relatifs aux actions humaines), il ne saurait exister de morale strictement individuelle : 

14. « La morale est la faiblesse de la cervelle. » Arthur Rimbaud, Une saison en enfer. Il voulait sûrement dire par là que suivre une morale est un symptôme de paresse intellectuelle, un manque de volonté sceptique, un dogmatisme, un laisser-aller mimétique (dans un article à part, je parlerai de Gabriel Tarde, sociologue du début du 20e siècle, qui a écrit sur l’imitation comme fondement de la vie sociale)

15. « N’oubliez jamais que la morale, c’est toujours la morale des autres » (Léo Ferré, dans une chanson, Préface, tirée de l’album Il n’y a plus rien, qui a bercé ma jeunesse anarchiste autour de 1975 ; j’ai lu un jour quelque part que ça venait de Diderot… ou d’Anatole France… mais je ne suis sûr d’aucune de ces attributions)

16. « Quand on veut avoir une influence morale sur les autres, il faut commencer à s’attaquer sérieusement à améliorer sa morale personnelle. » Etty Hillesum, mystique juive morte à Auchwitz en 1943, Une vie bouleversée : Journal 1941-1943. Citation qui renvoie à une idée chère à Wittgenstein pour qui la morale est claire et brutale comme une gifle (je ne retrouve pas la citation). Sur le plan de la morale, on retrouve cette tension : si la morale est un fait collectif (mores en latin signifie coutumes, manières de vivre, qui a donné moeurs) qui permet à l’individu de se laisser guider par la majorité, elle est surtout une décision personnelle et une action solitaire.

Guyau, qui se revendiquait (à tort selon moi) de Nietzsche, a écrit une Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1903). Rosset a ironisé sur ce titre, parlant au contraire de la nécessité de sanctions sans morale ni obligations. Vous trouverez plus d’informations sur : https://www.philomag.com/livres/esquisse-dune-morale-sans-obligation-ni-sanction. C’est un programme que je trouve naïf, voire stupide. Il faudrait plutôt souhaiter, toujours selon moi (et Rosset avec qui je suis d’accord) des obligations et des sanctions sans morale. Ce serait aussi le point de vue de Spinoza. Le texte intégral se trouve ici : https://fr.wikisource.org/wiki/Esquisse_d’une_morale_sans_obligation_ni_sanction/Texte_entier 

Société :

Mot à ne pas confondre avec communauté, qui renvoie, selon moi, à quelque chose de plus vaste – l’humanité ? – ou de plus flou – un idéal ? – ou de plus restreint et précis, comme une communauté religieuse :

17. Je redonne une citation donnée ci-dessus : « Pour l’esprit positif, l’homme proprement dit n’existe pas. Il ne peut exister que l’Humanité. Si l’idée de société semble encore une abstraction de notre intelligence, c’est surtout en vertu de l’ancien régime philosophique ; car, à vrai dire, c’est à l’idée d’individu qu’appartient un tel caractère, du moins chez notre espèce. » Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif (1844, comme les Manuscrits de 1844 de Marx). La société a tendance à nier la liberté de l’individu pour le bien de la communauté ; au mieux, elle lui accorde une indépendance (financière, légale). Mais s’il enfreint les règles, il devient un criminel (voir le mot « crime »), tel Socrate aux yeux de ses contemporains. L’individu est à la fois une menace et la base de toute société.

18. « Humaine ou animale, une société est une organisation : elle implique une coordination et généralement aussi une subordination d’éléments les uns aux autres ; elle offre donc, ou simplement vécu ou, de plus, représenté, un ensemble de règles et de lois.» Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion,(1932, p. 22). La société, par rapport à l’individu, se définit comme un ensemble de règles et de lois qui donnent à l’individu un cadre qu’il ne doit pas enfreindre (pour son bien et celui de la société : c’est la thèse de Hobbes mais aussi de Spinoza : l’état de nature étant mauvais pour l’individu, il lui faut renoncer à sa liberté illimitée, mais non garantie, en échange d’une liberté limitée mais garantie : l’état de droit. Ces concepts d’état de nature et d’état de droit, de droit naturel et de droit positif devront être bien compris pour suivre les analyses du Traité théologico-politique de Spinoza.

19. «…chaque individu s’efforce de rompre ou de désagréger le puissant appareil d’abstractions, le réseau de lois et de rites, l’édifice de conventions et de consentements qui définit une société organisée. » Paul Valéry,  20e siècle, Regards sur le monde actuel (Valéry se qualifiait d’anarchiste). La tendance profonde de l’individu est de se soustraire, en bien comme en mal, aux obligations. C’est cette poussée individualiste qui nourrit la demande de droits des sociétés, qui fait passer des « sociétés closes » (holistes) à la « société ouverte » (individualiste), qui sont des concepts de Karl Popper (20e siècle).

C. Quelques concepts qui fonctionnent par couple

Autonomie et hétéronomie :

L’autonomie de l’être humain est davantage une visée philosophique et politique qu’une réalité. Il s’agit de sortir de sa minorité, de faire usage de son entendement (« sapere aude », devise des Lumières selon Kant : ose te servir de ton entendement), effort sans fin, ce qui rend certainement l’histoire humaine interminable. La difficulté réside dans le fait que la société encourage toujours plus ou moins l’hétéronomie, le contraire de l’autonomie : « la société ne pense pas », écrit Durkheim, qui dit ailleurs qu’il s’agit d’une « superconscience », ce qui n’est pas contradictoire : la conscience ne produit pas nécessairement de la pensée autonome (Spinoza se méfie beaucoup de la conscience) : un criminel, un amoureux, un fanatique sont conscients d’être ce qu’ils sont, mais ils ne pensent pas ce qu’ils sont, car ils incapables de réflexion, qui relève de la pensée, qui est supérieure à la simple conscience). Il ne faudrait pas simplifier et placer l’autonomie du côté de l’individu et l’hétéronomie du côté de la communauté et de la société. Les deux tendances sont présentes à la fois chez l’individu et dans la communauté et la société.

Vincent Descombes a montré qu’il n’existe ni de société constituée seulement d’automates qui ne demanderaient jamais aucune explication pour ce qu’on leur demande de faire, ni de société constituée seulement d’êtres autonomes qui s’interrogeraient sans cesse sur la signification ultime de leurs actes, de leurs opinions, toujours héritées et donc discutables. Les hommes pensent toujours trop pour être totalement dogmatiques, et toujours trop peu pour être totalement sceptiques.

20. Idée à rapprocher de cette pensée de Pascal : « Nous avons une impuissance de prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme. » Pensées, 395. Ainsi, l’homme est suspendu entre un individualisme intenable et un mimétisme toujours incomplet.

Liberté et déterminisme :

Kant a posé que l’homme est un être clivé, i.e. qu’il est à la fois déterminé et libre, que la liberté (et la raison) ne peuvent se concevoir et exister qu’en entrant en conflit avec la nécessité et les passions. Ce clivage est indépassable : on ne peut se sentir libre dans un monde sans aucune obligation ni contrainte d’aucune sorte. Arendt a dit que la liberté ne peut exister que là où il y a de la nécessité. Ce clivage se retrouve, mutatis mutandis, dans le rapport entre individu et communauté : en tant qu’il est libre, l’individu cherche à s’émanciper de la collectivité, en tant qu’il est déterminé, il tend à la suivre plus ou moins aveuglément.

Solidarité mécanique et solidarité organique :

Durkheim développe ces deux concepts à propos du travail et des échanges. La société nous impose deux types de solidarité, l’une mécanique (qui serait négative), l’autre organique (qui serait positive).

21. « Deux êtres dépendent mutuellement l’un de l’autre, parce qu’ils sont l’un et l’autre incomplets. L’image de celui qui nous complète devient en nous-même inséparable de la nôtre, non seulement parce qu’elle en est le complément naturel : elle devient donc partie intégrante et permanente de notre conscience, à tel point que nous ne pouvons plus nous en passer et que nous recherchons tout ce qui en peut accroître l’énergie. Le plus remarquable effet de la division du travail n’est pas qu’elle augmente le rendement des fonctions divisées, mais qu’elle les rend solidaires. » Durkheim (20e) 

Jean-Pierre Voyer (penseur d’extrême-gauche, mort en 2019 ; son blog existe toujours, sûrement entretenu par ses amis ; j’ai correspondu un temps avec lui en 1979-1980) fait la critique de Durkheim : 

22. « Pour lui (Durkheim), la division du travail a pour effet essentiel la production de solidarité. Pourtant, aujourd’hui on observe exactement l’inverse. Il remarque aussi que pour sa simple survie, chacun est totalement dépendant du reste du monde, à chaque seconde de sa vie. Il s’agit d’une solidarité, mais négative. Durkheim se trompe donc : au lieu que la prétendue solidarité organique basée sur la division du travail augmente les rapport positifs, i.e. coopératifs, elle augmente les rapports négatifs. Au lieu de libérer la personne des chaînes qui la lient à la chose au bénéfice des liens des personnes entres elles, la division du travail a lié, comme jamais dans l’histoire de l’humanité, la chose à la personne au détriment du lien des personnes entre elles. Tout comme le protestant est seul, personnellement, face à son dieu, la personne est sommée de se tenir seule face au monde et tout est fait pour ça. »

Le travailleur salarié est donc nié en tant que personne potentiellement riche (en humanité). Il est réduit à l’état de travailleurs salarié, producteur d’une richesse qui lui échappe. Ce pauvre moderne est lié par les liens de la domination capitaliste à la société moderne, elle-même fondée sur le rapport capital/ travail. Je résume excessivement une des pensées de Voyer, et demande à ses mânes de me pardonner cette simplification !

Holisme et individualisme :

Le holisme (du grec ancien holos, tout) : tendance dans la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l’évolution créatrice. Pensée qui tend à expliquer un phénomène comme étant un ensemble indivisible, la simple somme de ses parties ne suffisant pas à le définir. De ce fait, la pensée holiste se trouve en opposition avec la pensée réductionniste qui tend à expliquer un phénomène en le divisant en parties.

L’individualisme est une conception philosophique, politique, morale, sociologique où l’individu occupe la place centrale, par opposition aux théories holistes qui font au contraire prédominer le groupe social. Il s’agit donc d’une primauté de l’identité personnelle par rapport à l’identité collective (depuis Wikipédia)

cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Holisme puis https://fr.wikipedia.org/wiki/Individualisme.

Curieusement, Louis Dumont qui a beaucoup réfléchi sur les rapports entre holisme et individualisme, n’est pas cité dans l’article « holisme » :

23. « On parle beaucoup de «différence», de la réhabilitation de ceux qui sont «différents» d’une façon ou de l’autre, de la reconnaissance de l’Autre. Ceci peut signifier deux choses. Dans la mesure où c’est affaire de «libération», de droits et de chances égaux, de l’égalité de traitement des femmes ou des homosexuels, etc., il n’y a pas de problème théorique. Il faut seulement faire remarquer que, dans un traitement égalitaire de ce genre, la différence est laissée de côté, négligée ou subordonnée, et non «reconnue». Comme la transition est facile de l’égalité à l’identité, le résultat à longue échéance sera probablement un effacement des caractères distinctifs au sens d’une perte du sens ou de la valeur attribués précédemment aux distinctions correspondantes. Mais il se peut qu’il y ait davantage dans ces demandes. On a l’impression qu’elles présentent aussi un autre sens plus subtil, la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre. Ici, je soutiens qu’une telle reconnaissance ne peut être que hiérarchique. Un tel énoncé fait injure à nos stéréotypes et à nos préjugés, car rien n’est plus éloigné de notre sens commun que la formule de Thomas d’Aquin : « On voit que l’ordre consiste principalement en inégalité [ou différence : disparitate». Je soutiens ceci : si les avocats de la différence réclament pour elle à la fois l’égalité et la reconnaissance, ils réclament l’impossible. » Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, p. 296.

Il existait une vidéo sur Youtube où Clément Rosset reprenait cette idée de Dumont pour ironiser quelque peu sur les minorités qui demandent à être reconnues à la fois comme très différentes et semblables. Rosset semblait égaré parmi des représentants de ce qu’on appelle de nos jours des « minorités sexuelles et ethniques », qui défendaient cette idée assez contradictoire. Mais cette vidéo semble avoir disparu de l’Internet.

D. Autres concepts qui peuvent se révéler utiles

Obligations :

Liens que nous établissons entre nous et autrui (être humain, famille, peuple, État, morale, valeurs, travail, divinité). Ces liens nous nourrissent et donnent de la valeur à notre rapport aux autres : la famille, le travail (voir les solidarités chez Durkheim), l’amitié, l’amour, la camaraderie sont source d’obligations. On est toujours l’obligé de quelqu’un, y compris de soi-même quand on est guidé dans ses choix par une estime raisonnable de soi.

Contrainte :

Force physique à laquelle je suis soumis et contre laquelle, soit je ne peux rien, soit je dois faire des efforts pour  lm’y opposer. La  « contrainte par corps » en justice (mesure d’exécution légale qui consiste à appréhender de plein droit un condamné afin qu’il s’acquitte de son dû), la gravitation universelle sont des contraintes. J’ai toujours exigé de mes élèves qu’ils ne confondent pas obligation et contrainte. Un esclave n’a aucune obligation envers le maître qui le maltraite.

Crime :

L’individu, par la sourde opposition qu’il manifeste à l’égard de la société, est prédisposé au crime. On notera que le crime collectif, rendu légal (massacre de population) perd justement l’appellation de crime (sauf dans le cas précis de ce qu’on appelle « crime de guerre », selon la convention de Genève de 1949). Le criminel est l’individu séparé, exclu de la communauté. Dans Le temps de l’innocence, la comtesse Olenska est perçue comme une quasi criminelle parce qu’elle déroge aux règles explicites et surtout implicites de la communauté des riches new-yorkais. Socrate a été jugé comme criminel (corrupteur de la jeunesse). L’idée de crime est identique à celle de discrimination. Le mot vient de crimen, cribler ou trier en grec, qu’on trouve en mathématiques (discriminant). Aucune société ne peut exister sans discriminer le bon et le mauvais selon ses propres critères, et par suite, l’action légale et l’action illégale ou criminelle. Même dans un univers qui se veut bon, juste et pur (un monastère par exemple), un acte répréhensible aussi banal qu’un vol de nourriture serait perçu comme un crime affreux (exemple et argument donné par Durkheim : je consacrerai un article à ce problème passionnant pour le programme).

24. « Le crime consiste dans un acte qui offense certains sentiments collectifs, doués d’une énergie et d’une netteté particulières. (…) La criminalité change de forme, les actes qui sont ainsi qualifiés ne sont pas partout les mêmes ; mais, partout et toujours, il y a eu des hommes qui se conduisaient de manière à attirer sur eux la répression pénale. (…) Contrairement aux idées courantes, le criminel n’apparaît plus comme un être radicalement insociable, comme une sorte d’élément parasite, de corps étranger et inassimilable, introduit au sein de la société ; c’est un agent régulier de la vie sociale. Le crime, de son côté, ne doit plus être conçu comme un mal qui ne saurait être contenu dans de trop étroites limites ; mais, bien loin qu’il y ait lieu de se féliciter quand il lui arrive de descendre trop sensiblement au-dessous du niveau ordinaire, on peut être certain que ce progrès apparent est à la fois contemporain et solidaire de quelque perturbation sociale. C’est ainsi que jamais le chiffre des coups et blessures ne tombe aussi bas qu’en temps de disette . » Durkheim, Le crime, phénomène normal, article publié dans Déviance et criminalité,1894.

Révolte

25. Je reprends une citation déjà donnée : « La révolte, bien qu’elle naisse dans ce que l’homme a de plus strictement individuel, met en cause la notion même d’individu. Si l’individu accepte de mourir dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu’il se sacrifie au bénéfice d’un bien dont il estime qu’il déborde sa propre destinée. » Camus, L’homme révolté (1951). C’est donc (peut-être) que l’idée même de révolte ne défend pas l’individu qui la porte, mais tend vers un but plus collectif (l’anarchiste pourrait en être un modèle). Une « authentique » révolte serait celle, par exemple, de Don Juan avec son fameux « laissons cela » en réponse à Sganarelle qui s’inquiète de savoir si son maîtrt croit en Dieu. Une révolte engagée dans un combat pour des valeurs, quelles qu’elles soient, n’est plus une révolte, mais une défense d’un système de pensée qui concerne une pluralité humaine. Le révolté authentique ne s’engage à rien d’autre qu’à défendre sa propre cause, i.e. son moi, son unicité (cf. Stirner et son Unique) et se moque de tous les militantismes.

26. « N’oubliez jamais que la morale, c’est toujours la morale des autres » (Léo Ferré, dans la chanson Préface, tirée de l’album Il n’y a plus rien). C’est là une évidence : on pourrait remplacer « morale » par « lois ». J’ai lu un jour quelque part que cette formule venait de Diderot, un autre jour d’Anatole France… Je ne suis sûr d’aucune de ces attributions.

L’idée de salut (qui me semble être au coeur de notre thème : j’y consacrerai un article, et j’en parlerai surtout à propos de Spinoza, à partir d’un livre de Jean Lacroix et de deux cours en Sorbonne de Ferdinand Alquié). La figure de l’individu, à première vue, semble fragile face à l’organisation complexe d’une communauté, surtout structurée, hiérarchisée, comme peut l’être une famille, un clan, une tribu, une secte, une confrérie, un parti ou une société. Mais le salut se trouve-t-il dans l’individu ? Ne peut-on pas le voir dans la communauté (ou encore dans la société) ? Il me semble qu’il serai erroné de placer le salut uniquement du côté de l’individu ou de la communauté.

27. « La démence est rare chez les individus ; elle est la règle en revanche dans un groupe, un parti, un peuple, une époque. », Par-delà Bien et Mal, Maximes et interludes, §156. (1886) À y regarder de plus près, la fragilité mentale semble se trouver davantage dans le groupe, quel qu’il soit, que dans l’individu. Il semble que Nietzsche ait raison d’avancer ce paradoxe. La folie national-socialiste ou stalinienne ont été autrement plus massives et dévastatrices que la folie particulière d’individus isolés, aussi nombreux soient-ils, aussi délirants soient-ils.

Ceci étant dit, la folie existe chez l’individu, et la sagesse peut se trouver dans les communautés humaines. Pour Hegel, à travers l’histoire de l’humanité, les individus (et même les peuples) son sacrifiés et abandonnés au profit du développement complet des facultés humaines qui se fait au niveau du genre humain (ce qu’on appelle « l’homme générique »). Déjà chez Kant, le développement de la raison ne peut faire que sur des générations, ce qui fait de l’individu un maillon d’une longue chaîne.

28. « J’ai rencontré des italiens, des russes, des français etc. , mais je n’ai jamais rencontré d’homme. » Joseph de Maistre (19e). Il existe une tension entre l’individu et la société, du fait de l’unicité, de la liberté, de la réalité de celui-ci. Pour le nominalisme il n’existe que des êtres singuliers, tandis que les mots ne renvoient qu’à des idéalités à la réalité plus « discutable ». C’est ce que veut dire cette citation (mais peut-être pas de Maistre qui semble admettre la réalité de ce que Louis Dumont appelle des « individus collectifs »).

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